Pour la semaine de visibilité du spectre aromantique (du 16 au 22 février), nous avons publié en avant-première des articles du numéro sur l’aromantisme, que vous pouvez retrouver ici.

De l’intersectionnalité et de la (dé)sexualisation des corps asexuels

Article original par Michael Paramo ; traduit par LAbare / Florïan Lorenzetta

Thèmes : asexualité, systèmes oppressifs, objectification et répugnance des corps.

La réaction que je constate le plus sur le coup lorsque je révèle mon asexualité à des gens autour de moi, c’est de l’incrédulité. Iels sont pris d’un véritable sentiment de choc, car on arrache la croyance enracinée dans leur esprit selon laquelle la libido ou le désir sexuel sont des qualités intrinsèques de l’être humain. Comment peut-il donc exister des personnes qui n’ont aucun intérêt pour le sexe ? Bien sûr, certaines personnes asexuelles ont des rapports sexuels et du désir sexuel, mais cela est complètement absent de la vision de l’asexualité qu’a, ou qu’impose, la société. Pour la société, la « naturalité » du sexe est omniprésente, donc l’asexualité est essentiellement considérée comme impossible.

Dans le même temps, l’invalidation des vécus s’applique différemment aux personnes asexuelles selon le rapport qui existe entre leur asexualité et la perception de leur apparence corporelle. Dans les systèmes oppressifs du suprémacisme blanc, du patriarcat, de l’hétéronormativité, de la cisnormativité, de la grossophobie, du validisme, entre autres systèmes d’oppression hégémoniques, certains corps sont intrinsèquement sexualisés ou désexualisés ; cela s’applique également aux corps asexuels. Les personnes asexuelles doivent procéder autrement pour s’approprier leur identité et exprimer leur asexualité, à cause du fait que leur corps est ainsi sexualisé ou désexualisé.

L’étude de l’emprise exacte de ces systèmes sociaux de sexualisation/désexualisation diffère pour chaque personne asexuelle, et nécessite une analyse bien plus poussée que ce que cet article propose. Ceci n’est donc qu’une introduction permettant de poser un cadre avant d’entamer le dialogue sur les moyens que doivent déployer les personnes asexuelles pour s’approprier l’expression de leur identité par rapport à la perception qu’a la société de leur corps au vu du croisement des identités sociales qu’iels incarnent.

Pour ce qui est des personnes asexuelles dont le corps est intrinsèquement sexualisé, elles peuvent être considérées trop sexuelles par essence pour pouvoir être asexuelles, ce qui entre en conflit au niveau sociétal avec leur liberté de s’approprier et d’avoir accès à une identité asexuelle. C’est ainsi que les personnes asexuelles qui sont sexualisées par des regards hégémoniques se retrouvent non seulement à contredire l’impossibilité supposée de l’asexualité, mais en plus à devoir gérer bien plus d’incrédulité, d’invalidation, de questions envahissantes, et par conséquent de violence de la part des personnes allosexuelles qui objectifient leur corps en objet sexuel.

Ceci est tout particulièrement vrai pour les femmes asexuelles, dont le corps est perçu par essence comme un objet sexuel sous le regard des hommes, qui sont ainsi forcées de gérer leur identification à l’asexualité comme une force en opposition à l’objectification sexuelle de leur corps, tout en devant garder à l’esprit le fait qu’exprimer ouvertement leur asexualité peut être perçu comme une attaque contre la masculinité fragile des hommes, qui construisent leur identité masculine sur la domination sexuelle des femmes et de leurs corps. Les femmes racisées subissent encore plus d’objectification sexuelle que les femmes blanches ; tout comme les corps de femmes perçus comme minces ou attirants sont sexualisés, contrairement aux corps des femmes perçus comme gros ou repoussants qui sont désexualisés ; tout comme les jeunes femmes sont bien plus sexualisées que les vieilles femmes.

Toutes ces variables doivent absolument être prises en considération pour une personne asexuelle, puisque nous vivons dans des sociétés qui considèrent le sexe comme une récompense qui apporte de la valeur sexuelle aux corps perçus comme désirables au regard des critères hégémoniques.

Pour ce qui est des personnes asexuelles dont le corps est désexualisé, la société peut se représenter leur existence comme complètement détachée du sexe, et peut donc les percevoir comme déjà « asexuelles », même si c’est une compréhension erronée de leur identité. Mais dans nos sociétés qui glorifient le sexe, les personnes asexuelles désexualisées sont automatiquement perçues comme indésirables, comme « ratées », à cause justement de cette vision de leur existence comme non-sexuelle que l’on suppose à partir de leur apparence. Puisqu’un corps désexualisé par des systèmes oppressifs n’a pas de « valeur » sexuelle à leurs yeux, une personne asexuelle désexualisée ne rencontrera pas forcément d’obstacle immédiat en révélant son asexualité, contrairement aux personnes asexuelles sexualisées.

Par exemple, les corps des personnes asexuelles grosses sont présupposés sans valeur sexuelle au regard des critères hégémoniques, donc s’approprier ou annoncer son asexualité en présence des personnes qui perpétuent ces préjugés n’a pour seul résultat que de perdre encore plus de valeur à leurs yeux. C’est parce qu’au regard des critères hégémoniques, une personne grosse est bien souvent désexualisée et perçue comme « répugnante ». Ainsi, pour les personnes asexuelles grosses, leur corps étant déjà désexualisé, la société les perçoit déjà comme asexuelles, mais avec une connotation dévalorisante, voire offensante ; c’est pour cela qu’annoncer son asexualité peut présenter moins d’obstacles immédiats pour elles que pour les personnes asexuelles sexualisées. Cela s’applique de la même manière à d’autres groupes minorisés tels que les personnes asexuelles vieilles ou handicapées, dont les corps sont souvent perçus comme désexualisés au regards des critères hégémoniques.

Cependant, il faut bien comprendre que la quantité moindre d’obstacles immédiats que rencontrent les personnes asexuelles désexualisées à l’annonce de leur asexualité est compensée par l’invalidation permanente qu’elles subissent ensuite, piégées dans un état de double inutilité de par leur identité asexuelle et de par la perception de leur corps. Les personnes asexuelles désexualisées qui ont des rapports sexuels ou du désir sexuel (ce qui est possible dans l’asexualité) devront surmonter plus d’obstacles, parce que leur identité est invalidée à la fois du fait qu’elles ont des rapports sexuels tout en étant asexuelles, et du fait que leur corps est désexualisé ; elles rencontrent ces obstacles en-dehors de la communauté asexuelle, mais aussi en-dedans.

Même si cette réflexion a résumé l’immense complexité de ce problème en quelques exemples très généraux pour que ce texte reste court, le sujet principal de cette réflexion reste vrai : qu’elles soient sexualisées ou désexualisées, les personnes asexuelles ne trouvent ni validation ni soutien empouvoirant par rapport à leur identité. En prenant en considération l’intersectionnalité des identités, là où les personnes asexuelles sexualisées doivent lutter contre l’objectification sexuelle qu’elles subissent parce qu’elles incarnent des identités qui leur ont donné de la « valeur sexuelle » au regard des critères hégémoniques, les personnes asexuelles désexualisées doivent gérer le fait qu’elles sont perçues comme « déficientes en valeur sexuelle » et doivent déconstruire l’idée selon laquelle la validation (ou non) de leur identité et de leur existence se mesurerait sur des critères sociaux d’attrait sexuel.

Pour conclure, je prévois d’élargir cette réflexion sur les différentes manières qu’ont les personnes asexuelles, au vu de leur sexualisation ou désexualisation, d’affronter les différentes visions qu’a la société de leur identité selon leur apparence et les identités qu’elles incarnent ; ce à l’aide d’études universitaires, de témoignages et de ma propre expérience en tant que personne asexuelle.