Pour la semaine de visibilité du spectre aromantique (du 16 au 22 février), nous avons publié en avant-première des articles du numéro sur l’aromantisme, que vous pouvez retrouver ici.

Accepter de se questionner

Article original par Emma Hutson ; traduit par LAbare / Florïan Lorenzetta

Thèmes : asexualité, questionnement, alcool, sexe.

En grandissant, tu pensais que tu étais peut-être sociopathe. Tu avais découvert ce mot dans un roman, et ça avait l’air de te correspondre. Tu avais l’impression de ne pas avoir les mêmes sentiments que les autres. Tu avais l’impression qu’iels ressentaient les choses de manière profonde et immédiate. Pendant un moment, tu pensais être autiste, mais tu as vite écarté cette hypothèse. Tu pensais que tu étais peut-être juste un peu plus timide que les autres à l’école. Pendant longtemps, tu pensais que quelque chose n’allait pas avec toi.

Tu pensais beaucoup au sexe. Avec tes amies’, tu chuchotais au fond de la classe, tu gloussais en lisant des bouquins cochons à la bibliothèque. Tu restais éveillée tard le soir pour regarder des films érotiques à la télé en baissant le volume. Tout le monde se demandait qui le ferait en premier, ce qu’on ressentait dans ces moments-là. Les filles les plus audacieuses faisaient du trafic de capotes, les faisaient passer de main en main comme si c’était de la drogue. Tu t’imaginais embrasser comme dans les films, les mains caressant les joues, les lèvres glissant les unes contre les autres, la culbute dans le lit, la caméra qui détourne le regard et les cris haletants qui annoncent la scène suivante. La caméra qui détourne le regard, c’était presque un élément essentiel.

À quinze ans, tu as eu un copain, une relation sans passer ne serait-ce qu’une main sous les vêtements de l’autre, que tu as fini par larguer par texto. Dans tes virées nocturnes, quand tu étais encore trop jeune pour boire mais que tu buvais quand même, tes amies’ et toi embrassaient, pelotaient, puis délaissaient des inconnues’. Parfois, tu souhaiterais pouvoir retourner à cette époque, quand tu étais au premier rang de l’exploration amoureuse. Tu as fini par être à la traîne, par faire des gestes symboliques pour donner l’impression d’être encore dans la course, tu as eu un autre copain, tu as eu une copine, tu as déclaré tout l’amour que tu portais à tes personnages de séries favoris, tu pestais contre ton physique dont tout ça était la faute.

Fuir la ville dans laquelle tu as grandi, ça t’a permis de ne pas confronter ton absence de sentiments. Ça t’a permis de construire de nouveaux mensonges, de trouver plus facilement des excuses au fait que tu ne couchais avec personne à la fac. Après tout, qui aurait voulu de toi ? Ton corps mettait de la distance entre toi et le reste du monde. Tes genoux te faisaient mal, c’est vrai. Monter jusqu’au deuxième étage pour les cours, ça voulait dire te lever plus tôt pour que tu aies le temps de reprendre ton souffle une fois arrivée en haut. Tu as perdu du poids pendant les vacances d’été. Au retour à la fac, la pression sociale était elle aussi de retour. Les gens avaient encore plus d’attentes. Tu t’es retrouvée entraînée dans un rencard. Tu as bu. Tu as dormi avec cette personne. Tu l’as ignorée quand elle a essayé de te recontacter. Tu te plaignais que le milieu gay des grandes villes était trop intimidant, ce qui était vrai. Tu te remémorais avec nostalgie les petits bars crasseux en zone des villes voisines, où tu pouvais flirter et choper un baiser en vitesse avant de partir tôt pour avoir le dernier bus.

Après deux années à rire de tout ce temps passé sans rien, tu as refait une virée nocturne. Deux personnes t’ont demandé ton numéro. Tu n’as pas su dire non. Le garçon est parti tôt ; il avait du travail le lendemain. La fille, tu as passé la soirée à l’embrasser, puis tu as joué des coudes à travers la masse et la foule et les corps pour sortir. Le garçon t’a envoyé un texto, tu lui as répondu. Vous êtes sorties’ ensemble. Il vivait dans la ville d’à côté, et il fallait qu’il vienne et qu’il reparte en voiture. Un soir, tu lui as proposé un verre, il ne pouvait pas conduire s’il acceptait, donc tu lui as demandé de passer la nuit chez toi. Vous avez dormi ensemble. Souvent. La relation a duré plus longtemps que toutes les précédentes, et ce n’était en fait pas si long que ça. Vous faisiez régulièrement l’amour. Tu aurais aimé mieux pas. Mais tu ne le lui as pas dit. Vous ne vous embrassiez plus, ça arrive à tous les couples. Tu as vu décroître ta patience pour lui. Tu lui as dit que c’était fini entre vous, mais il a essayé de rester, tu le lui as répété. Il a pleuré. Pas toi. Il ne te manquait pas vraiment. Tu préférais passer ton temps avec tes amies’, posées’ sur le canapé à rire et à te sentir libre. Tu as déménagé une fois de plus. Retour à la case départ.

Déménager, ça a été un sentiment de solitude à l’arrivée. Ça a été la mauvaise expérience de t’inscrire à un club de marche, te faire draguer par des types de l’âge de ton père, et ne jamais y retourner. Ça a été le calvaire de n’avoir touché personne depuis des mois. Ta peau implorait l’étreinte, et tu ne pouvais pas prétendre que la main qui t’effleurait le visage n’était pas la tienne. Ça a été encore plus d’attentes. Au travail, il t’a fallu du temps pour tisser une amitié, puis une autre. Tu t’es inscrite à une salle de muscu, à un cours de yoga. On t’a posé des questions sur ta vie sentimentale. Encore et encore, sans arrêt, comme si c’était le seul but de ton existence. Tu disais pour rire que tu étais mariée à ton travail, de la même manière que la reine Élisabeth était mariée à l’Angleterre. Peut-être que vous étiez pareilles.

Tu n’as pas l’impression de ressentir les mêmes choses que les autres. Ça fait dix ans ; quinze, même, et ça n’a pas changé. Tes amies’ te parlent de la manière dont leur passion prend le pas sur leur raison. Tu n’as jamais vécu ça, tu ne veux pas de ça. C’est impossible pour toi de faire le lien dans ton esprit entre une personne et un rapport sexuel, ce sont forcément deux choses séparées. Tu trouves l’amour dans tes relations amicales. Tu ne peux pas t’imaginer autre chose que de passer ta vie avec tes amies’, pas avec une’ partenaire. Un quiz en ligne te dit que tu es asexuelle. Tu te renseignes, tu fais des recherches. Tu as l’impression de rater cet aspect de ta vie. Tu continues tes recherches, tu rencontres des gens en ligne. Tu espères un jour tomber sur l’histoire de quelqu’une’ qui te fera comprendre comment régler tes problèmes, comprendre à quoi ressemble la vie quand ton identité dévie complètement de la norme. Mais en attendant, tu vivras ta vie avec autant d’honnêteté que possible.