Pour la semaine de visibilité du spectre aromantique (du 16 au 22 février), nous avons publié en avant-première des articles du numéro sur l’aromantisme, que vous pouvez retrouver ici.

Le corps masculin homoérotique sous l’angle de l’asexualité

Article original par Joe Jukes ; traduit par LAbare / Florïan Lorenzetta

Thèmes : asexualité, milieux homoattirés masculins, intersectionnalité, objectification et marchandisation des corps.

Lorsque l’on organise nos pensées sur l’asexualité, la réflexion est souvent centrée sur les mécanismes, les structures et les politiques qui nous « altérisent », et cet article n’en est pas exempt. Le but pour nous n’est pas de classer définitivement les personnes asexuelles comme un unique « Autre », mais plutôt d’interroger les phénomènes politiques qui englobent la société et nous poussent, aussi bien individuellement que collectivement, à la marge. En effet, la littérature asexuelle peut faire, et fait d’ordinaire, l’analyse des expériences asexuelles au sein d’une société sexualisée, puis se nourrit « à partir » de celles-ci.

Cependant, pour cet article, j’inverse le cadre de la réflexion, pour que la « norme » à travers laquelle se fera l’analyse des expériences soit l’asexualité, ce qui implique que l’écriture de tels articles ne peut se faire que si l’on s’identifie à l’asexualité et au sujet traité. L’exploration du corps asexuel nécessite de bien comprendre comment sont formés les corps sexuels. Déplacer le centre de l’écriture sur la marginalisation collective plutôt que sur l’expérience individuelle (bien que les deux soient intimement liées) ouvre le champ des possibles pour de nouvelles imaginations et libérations asexuelles.

Cet article tente donc de mettre à nu la sociabilité homoattirée masculine en analysant les caractéristiques du « désir » et la description des « marchés », entre autres sujets, afin de mettre en lumière la façon dont le sexe est profondément enraciné dans les communautés homoattirées masculines.

Les corps, semble-t-il, n’ont pas tant d’individualité qu’il n’y paraît. Leur présence et leur mouvement les font échouer dans les fils d’une toile de présomptions ayant trait (dans le cadre de cet article) au corps, toile qu’ils perturbent et dont les effets jouent un rôle important dans cette réflexion. Cette toile est ce qu’on appelle communément « la culture ». Le corps s’étend sur cette toile, et est ainsi empêtré dans des fils narratifs de classe, de race (sociale), de genre, d’ethnie, de visions normatives du corps valide, et bien d’autres encore. Le corps, dans sa matérialité même, prend forme dans ces fils et les transforme ; c’est-à-dire que nous intériorisons, consommons et incarnons une culture saturée de sens et de sexe.

Le sexe se construit en partie sur le désir, qui est à la fois un produit et un agent du capital culturel, lequel varie pour chaque individu au regard de sa race, de sa classe, de son genre, de son handicap, etc. Le désir se loge dans les corps, et dans le même temps les corps prennent et reproduisent ce désir, ce qui fait qu’il structure les inégalités sexuelles sur le plan psychologique et le plan social à travers le « regard » interpersonnel et intercorporel. Le corps est à la fois une toile vierge pour le désir (que celui-ci soit sexuel, esthétique, classiste, exotisant…) sur laquelle le regard érotique projette une image, et le lieu même duquel le désir émerge, se produit et se reproduit, et dans lequel le désir est volontiers reçu.

Pour développer cette idée : l’individu acquiert du désir à partir de la culture sexualisée, qui établit des liens mentaux entre son corps et celui des autres par le regard érotique. Le désir, insufflé par le regard socio-sexuel, assujettit non seulement le corps de l’autre, mais est également volontairement assimilé par le corps assujetti dans des actes de conformité, qui sont eux aussi désirés.

La toile culturelle dans laquelle s’empêtrent et s’étendent les corps se tisse alors à partir du désir (sexuel) lui-même, en suivant les schémas d’inégalités sociales qui définissent ensemble une norme à la construction risquée mais robuste. Mais la place et le mouvement de chaque corps dans cette toile sont différents, puisque tous les corps sont différents. Une structure politique de conformité opère alors selon des lois à la fois sexuelles et culturelles bien précises. Le corps asexuel (qui, malgré sa singularité, est classé en termes de sexualisation, de classisme, de (cis)sexisme, de racisme, etc. à la fois par les regards extérieurs et par les performances intérieures) se voit refuser le capital socio-sexuel imposé par le désir. Par la répétition de ces mécanismes, malgré la pluralité des sexualisations au sein de la culture (coloniale) émergeant de l’érotisme, qui fonctionne à partir des corps et sur les corps, ces corps qui ne suivent pas la norme des conventions et attirances sexuelles, que ce soit partiellement ou complètement, sont marginalisés et rendus sans valeur.

La culture ne doit évidemment pas s’entendre au singulier. Les définitions qui existent au sein des différentes structures de capital social changent selon le contexte. Les inégalités se reproduisent ou se modifient dans ces structures, comme des toiles plus petites ou distinctes de la plus grande toile analysée ci-dessus. Cela se révèle important pour comprendre le fonctionnement de la communauté homoattirée, qui sera le sujet d’analyse de la suite de cet article. Le (néo-)libéralisme et la lutte pour les libertés individuelles ne s’engagent que très peu pour libérer les corps des fils qui les guident et les restreignent ; au contraire, ces mouvements encouragent leur intériorisation et leur reproduction. La masculinité reste incontestement dominante, la blanchité n’est pas prête d’être remise en question, le handicap est toujours mis de côté, et l’exotisation et la fétichisation, entre autres, sont encore bien ancrées. Les oppressions au sein de la culture homoattirée restent similaires à celles du monde extérieur, elles sont simplement redéfinies ; elles se construisent à partir du « désir » tout autant qu’elles le construisent, et l’autonomie, la libération et la visibilité sexuelles gagnées ces dernières décennies nous enivrent encore de ce désir.

Le désir se focalise donc avec une attention cruciale sur l’apparence et les comportements acquis d’un « corps », et part d’une spécificité culturelle en rapport au caractère désirable (ou non) de la classe, de la race, du genre… tel que le désir perçoit chacune de ces catégories sur le corps. C’est ainsi que le désir peut juger la valeur des corps homoattirés selon une logique propre à la communauté. Les concepts oppressifs qui sont établis et exercés par le regard homoérotique sont repris, appris, copiés, répétés et concrétisés par ces corps scrutés, peut-être pour ressentir de la catharsis dans la conformité.

De plus, les dynamiques d’appréciation des corps homoattirés masculins catégorisent ces corps pour pouvoir les consommer. Cette catégorisation permet d’avoir plusieurs choix dans la production stricte de modèles type : le “bear” (l’ours), le “twink” (le minet), l’“otter” (la loutre), le “geek” (l’intello), le “jock” (l’athlète)… qui ont pour origine à la fois l’adhésion stricte au capital sexuel et social au sein de la communauté, mais aussi l’utilisation de ce capital par la consommation au sein de la structure politique homoattirée masculine colonialiste. Il en découle que ces dynamiques des corps donnent physiquement vie à la compréhension de chacun des codes sexuels. La communication entre deux personnes dépend alors de l’adhésion et de la compréhension mutuelles des codes physiques (homo-)érotiques.

Par exemple : un corps fin, glabre, jeune et à la peau claire sera catégorisé comme « twink » dans le cadre de l’attrait homoérotique, que l’occupant’ de ce corps accepte ou non cette catégorisation. Le mot « twink » contient en lui-même les caractéristiques physiques décrites ci-dessus, comme une sorte d’abréviation, mais aussi des attentes en termes de comportement, de tempérament et de préférences, qui ont toutes un caractère sexuel. Il est également important de noter que les corps blancs ont droit à une grande variété de catégories, alors que les corps racisés sont remarquablement homogénéisés.

C’est ainsi qu’émerge une culture de la consommation socio-sexuelle au sein des communautés homoattirées masculines. De plus, elle émerge d’un « désir de désirer », pour lequel le désir homoérotique est fondamental à la sociabilisation homoattirée, et qui opère à partir d’une catégorisation socio-sexuelle et du profit que l’on en tire.

Pourtant, chacun’ joue un rôle actif dans ces mécanismes. Notre propre corps n’est pas qu’un simple terrain de construction (modelé dans des catégories sexuelles par le regard et le désir des autres), mais aussi un terrain d’auto-construction. De la même manière que l’on consomme et désire les autres dans la structure sexuelle de l’homosexualité masculine, on se consomme aussi soi-même. On se conforme au marché sexuel de l’homosexualité masculine autant par stratégie de survie que par stratégie de contrôle, à cause de la manière dont ces mécanismes ont pris forme sans remise en question des privilèges au sein de la communauté.

L’« esthétique » homoattirée masculine (blanche) est un phénomène et une pratique répandues, bien connues, et très commercialisables, dans lesquelles le corps est le sujet du désir homoérotique, mais aussi son hôte et sa forme physique. Le paradoxe des structures de sexualité, c’est qu’on est à la fois consommateur’ et consommé’, et si l’on reconnaît ce paradoxe, on est poussés’ à consommer et à évaluer notre propre corps, à la fois en opposition et en comparaison aux corps des autres. Ce phénomène est certainement accentué dans les milieux homoattirés masculins, dans lesquels les ressemblances physiques amènent à la catégorisation des corps. Le désir d’être catégorisé’, et donc de se voir affirmé’, désiré’ et reconnu’, incarne notre complicité avec ces mécanismes de caricature du corps que le corps recherche lui-même de son propre pouvoir.

La consommation et l’auto-consommation deviennent des thématiques capitales lorsque l’on voit les phénomènes modernes de troubles du comportement alimentaire, de comportements auto-destructeurs, et d’exercice physique excessif (qui peuvent se croiser) au sein de la communauté homoattirée masculine. Le corps, parce qu’il est le terrain du désir homoérotique, est soumis (par nous-mêmes) à la marchandisation par un processus violent. Ces problèmes ne sont que très peu traités avec empathie, à cause du silence et du tabou de toute la communauté, lesquels sont dûs à la structure complexe du désir et des échanges sexuels homoattirés masculins, qui est un système qui s’auto-applaudit, s’auto-régule et s’auto-contrôle pour imposer et valoriser la conformité.

Pour centrer cette réflexion dans l’expérience asexuelle, il faut reconnaître que l’aptitude, la compréhension des codes et la conformité sexuelles sont des exigences auxquelles tout le monde doit se conformer dans la communauté homoattirée, quel que soit le degré d’attirance sexuelle que l’on possède, si même on en possède. Une analyse critique du point de vue de l’asexualité remet en question les marchés tout-puissants du désir homoérotique, et met ainsi en lumière le fait que les corps sont soumis et catégorisés de manière toxique. Les masculinités asexuelles homoattirées et queers pourraient braver les structures d’érotisation des corps, mais leur existence au sein de ces structures est précaire. Ce qui est certain, c’est qu’une analyse critique rigoureuse du point de vue de l’asexualité aide à mieux explorer, expliquer, voire éclater les toiles immenses de la culture sexuelle dans lesquelles nous sommes empêtrés’.