Pour la semaine de visibilité du spectre aromantique (du 16 au 22 février), nous avons publié en avant-première des articles du numéro sur l’aromantisme, que vous pouvez retrouver ici.

Un éveil asexuel

Article original par Emily Karp ; traduit par LAbare / Florïan Lorenzetta

Thèmes : asexualité, maltraitance, questionnement, masturbation, rapport à la nudité.

Pendant presque vingt-quatre ans, je me suis surprise à essayer de résoudre les énigmes de la sexualité. J’essayais en particulier de comprendre quelle était ma place dans ce monde. Je croyais que la sexualité, ça s’appliquait à tout le monde, si bien que je me demandais seulement quelle était ma place, mais je ne me demandais pas si j’en avais une. Peu à peu, peut-être qu’une part de moi s’est rendue compte que me poser encore et encore cette même question, « Quelle est ma place ? », n’aboutissait à aucune réponse, et qu’il fallait peut-être repenser la question elle-même. Tout au fond de moi-même, le sentiment de simple curiosité abstraite a laissé place au sentiment que mon être entier était anormal. La vérité, c’est que je ne connaissais pas d’instinct les réponses, alors que tout le monde autour de moi semblait avoir ce pouvoir. Lorsque je me suis lancée à la recherche de ces réponses, personne ne m’a prévenue de ce que j’allais découvrir : que le monde de la sexualité n’avait pas prévu l’existence de personnes comme moi.

Quand je suis devenue préadolescente, j’ai commencé à trouver pas mal de choses assez confuses. Est-ce que je croyais vraiment en Dieu ? (Non, mais je ne savais pas à l’époque que l’athéisme était une possibilité, donc je me suis trituré la cervelle pendant un moment, confuse par le concept de la foi, tout en évitant d’admettre mon absence de foi.) Est-ce que l’éducation de ma mère comptait comme de la maltraitance ? (Oui, complètement. D’ailleurs, à mes dix-huit ans, j’ai coupé tout contact avec elle pour protéger ma santé mentale et éviter des violences physiques. Elle ne sait toujours pas que je suis athée et asexuelle.)

Puis il y a eu la question de la sexualité. Et celle-là, c’était vraiment quelque chose.

Tout le long de mon adolescence, j’essayais de comprendre de manière générale quelles émotions et quels sentiments étaient censés se produire en moi lorsque je voyais une personne qui captivait mon regard. Puisque j’avançais dans ma puberté en même temps que tout le monde, on m’avait appris qu’il nous viendrait toustes à l’esprit des sentiments et des pensées d’affection, et que nous trouverions certaines personnes attirantes. Puisque j’étais une fille, je savais qu’il y avait de grandes chances que ces sentiments soient dirigés vers les garçons. Cependant, si je me rendais compte que les garçons, ce n’était pas pour moi, il ne restait comme seule possibilité que d’être attirée par les filles, puisque tout le monde était censé avoir de l’attirance pour au moins l’un de ces deux genres.

Au final, toutes ces séries et romans aux personnages adolescents et toutes ces opinions d’autres ados et d’adultes dans mes cercles sociaux m’ont convaincue que j’avais certainement déjà commencé à développer des sentiments. J’étais encore confuse par le concept même d’attirance ; en toute logique, c’est que je devais mieux analyser mes propres expériences.

J’essayais de voir s’il y avait une possibilité que je sois attirée par les femmes, tout en essayant de déterminer quel était mon type d’homme. Puis je mettais la question de côté pendant quelques mois, voire quelques années. Bien plus tard, j’en conclus que le désir sexuel ne se produirait jamais chez moi, et que ce serait à jamais un mystère. Mais plus les années passaient, et plus le mystère me pesait, jusqu’à insister que je le démystifie. Je n’avais pas connaissance de l’asexualité. Je pensais que mon corps et mon esprit étaient normaux. Cependant, un nouveau sentiment de dissonance cognitive s’insinuait dans mon esprit, menaçant de tout faire voler en éclats. Les esprits normaux n’ont pas besoin de tant triturer la question. Les corps normaux… eh bien, c’est une longue histoire.

Dans ma seule relation romantique, qui a duré plusieurs mois, j’ai révélé mon corps à mon partenaire. Il n’était que gentillesse envers moi, et semblait vraiment apprécier mon corps pour ce qu’il était, qu’il soit couvert ou non. Je n’étais pas préparée à ce qu’il ait tant de sentiments positifs pour mon corps. Mon corps est en surpoids, mes cheveux hirsutes, et mon visage aussi couvert d’acné que celui d’une’ ado, sans aucun maquillage pour en masquer les imperfections. La société avait instillé en moi une honte de ma propre apparence, et voilà qu’un type de vingt-deux ans ne ressentait que du respect et de l’admiration pour moi, et moi, vingt-trois ans, en pleine première plongée dans une relation de longue durée, je me débattais pour ne pas couler.

Je ne me sentais pas à l’aise de savoir qu’on voulait de moi de manière sexuelle ; en fait, j’avais vaguement l’impression que c’était presque un viol. Je ne savais pas encore que j’étais une asexuelle refusant le sexe, et donc que toute personne qui me mettrait au centre de ses fantasmes sexuels voudrait de moi une chose que je ne pourrais jamais lui offrir. Mon partenaire ne me voyait pas moi, mais plutôt une version de moi qui n’existait pas et qui n’était pas une asexuelle refusant le sexe. Avec du recul, je me rends compte qu’être imaginée de cette manière, c’était être privée d’une part inhérente et majeure de toute mon existence. Mais à ce moment-là, je ne savais pas quels mots mettre sur mes sentiments et mes réactions, alors j’ai essayé d’être reconnaissante pour ses compliments sur mon corps, d’être reconnaissante qu’il me trouve sexy.

Mon partenaire n’a rien fait de mal, mais la relation que j’avais avec lui me mettait dans un état de conflit entre ce que je voulais ressentir et ce que je ressentais réellement, et dans un état de déni par rapport à l’anormalité de mon manque total de libido. Mon partenaire était incrédule quand il a appris que je ne m’étais jamais masturbée ; il ne pouvait pas concevoir qu’une personne n’ait pas la capacité d’être excitée ou de jouir. Ce n’était pas un simple manque d’envie de me « tripoter » : je ne peux physiquement pas être excitée. J’ai essayé de mon mieux d’expliquer que je commençais tout juste à me rendre compte que mon corps était peut-être un peu dysfonctionnel sur ce plan-là.

C’est difficile d’expliquer toute la honte que j’ai internalisée du fait de ne m’être jamais masturbée. Ça a commencé avec les cours de prévention dogmatiques à l’école publique de ma petite ville. J’ai eu à cette occasion le type d’éducation sexuelle tristement néfaste où l’on nous apprend toutes les fausses raisons pour lesquelles l’abstinence serait la solution idéale, et où l’on finit bien plus tard par apprendre par les paroles du tube de l’été ou par les blagues d’un programme télé plus de détails sur ce qu’implique le sexe.

Il m’a fallu bien trop longtemps pour apprendre, via des podcasts et des vidéos sur YouTube, que les femmes pouvaient se masturber. Même si nombre d’entre elles ne le font pas… on m’apprenait qu’elles en étaient toutes capables. Dans nombre d’espaces féministes détachés de la religion que je fréquentais, on sous-entendait que toutes les femmes devaient, d’un point de vue moral, se donner du plaisir, et que ne pas le faire, c’était se priver d’un véritable bonheur que la vie nous offrait. Les femmes qui n’avaient jamais joui avaient droit au mieux à de la pitié, au pire à de sévères reproches. On n’abordait jamais l’idée qu’une adolescente ou d’une jeune femme dans la vingtaine n’ait pas du tout la capacité physique d’être excitée, pas même entre deux mots.

À moins d’avoir vécu soi-même la pression injuste de la société, en particulier religieuse, il est très difficile de comprendre le sentiment profond de dysfonctionnement ou de solitude que l’on ressent à chaque fois qu’on entend une blague sur le fait que tout le monde se masturbe et que celleux qui le nient sont dans le mensonge. Ces gens qui avaient l’air de détenir la vérité m’ont fait douter du fait que je n’avais jamais été sexuellement excitée, puisqu’iels n’avaient jamais eu vent de l’existence de personnes comme moi. Perdre sa libio avec l’âge, après un accident, à cause des médicaments ou d’un problème hormonal, c’est possible. Exister sans la moindre libido, ça n’entre jamais en considération. Même parmi la communauté asexuelle, les expériences de vie similaires à la mienne semblent souvent oubliées ou invisibles.

Je suis contente d’avoir découvert le mot « asexuelle’ » à ce moment-là. Il m’a fallu plusieurs mois (et de nombreuses tentatives de rentrer dans le moule hétéronormatif) avant d’enfin accepter que je ne ressentirais jamais d’attirance, de désir ou d’excitation sexuelle. L’absence d’excitation était un élément majeur de mon parcours ; pendant presque une décennie, cela m’avait empêché de me comprendre. Quand j’étais sortie avec mon partenaire, je m’étais imaginé que je pourrais peut-être ressentir quelque chose qui s’apparenterait à du désir sexuel si je trouvais le moyen de m’exciter sexuellement. Alors j’ai fait autant de recherches que possible autour de l’excitation et du désir, puis j’ai essayé de me présenter de manière plus ou moins sexuelle à mon partenaire. J’ai fait cela avant tout parce que je ne pouvais pas accepter l’idée que j’étais asexuelle tant que je n’étais pas certaine qu’il n’y avait aucun moyen d’exciter mon corps, tant que je n’avais pas testé toute une palette de scénarios.

Quelques mois avant mon vingt-quatrième anniversaire, je me suis rendue compte que tous ces efforts, toutes ces recherches, toutes ces expérimentations avec la sexualité, ça n’avait servi à rien. Je refusais de m’infliger des douleurs corporelles, ce qui est peu ou prou ce à quoi ont droit les femmes cisgenres quand elles essayent de faire quoi que ce soit avec leurs parties génitales sans ressentir d’excitation. Cela signifiait qu’il ne me restait comme option que de suivre le nouvel avenir qui s’offrait à moi, un avenir libéré de sexualité. Ça ne m’avait l’air d’un choix que parce que je savais enfin qu’il existait une communauté asexuelle, communauté qui vivait de jeux de mots sur le dégoût du sexe et dans laquelle je ne serais pas la seule personne refusant d’avoir des relations sexuelles pour le reste de ma vie.

J’ai compris que j’étais une asexuelle sans libido refusant le sexe, et refusant également les baisers, et j’ai mis fin à ma relation avec mon partenaire sur-le-champ. La rupture s’est faite à l’amiable, et je n’ai pleuré qu’une seule fois. Mes émotions sont montées au plus haut point lorsqu’il m’a soutenue en me disant qu’il savait que l’orientation sexuelle n’est pas un choix et que ce n’était pas de ma faute. Nous avons rompu par incompatibilité sexuelle, et après cela, je n’ai jamais douté un seul instant que cette rupture était nécessaire.

Un soir, en enfilant mon pyjama, je me suis rendue compte que personne d’autre que moi ne verrait mes sous-vêtements, probablement pour le reste de ma vie. Avec un plaisir ironique, je me suis souvenue de la fois où ma mère avait passé des heures à hurler de rage que les nouveaux soutiens-gorge que je m’étais achetés n’étaient pas assez sexy, elle avait même dit que c’étaient « des soutifs de vieille femme » ; je savais maintenant que je n’aurais plus jamais à ressentir de l’angoisse ou de la honte par rapport à mes soutiens-gorge. Je n’aurais plus jamais à ressentir de l’angoisse ou de la honte par rapport à mes vergetures, ou à ma pilosité, ou à quoi que ce soit que les gens critiquent.

J’ai eu une révélation : mes sous-vêtements et ma nudité étaient maintenant protégés tout le temps, puisqu’il n’y a plus de « quand » je serais de nouveau dans une relation sexuelle. C’était, et c’est toujours, si libérateur pour une personne comme moi refusant le sexe de savoir que l’intimité sexuelle inévitable que je pensais devoir accepter dans ma vie n’était plus une obligation. J’ai simplement choisi de refuser. Ça redonne du pouvoir de savoir que certaines parties de mon corps sont pleinement miennes, rien qu’à moi, aussi loin que je puisse imaginer mon avenir. J’ai repris possession de mon corps, qu’un avenir hypothétique et déplaisant qui me semblait être une fatalité m’avait enlevé jusqu’à ce que je trouve les mots et le cadre de pensée nécessaires pour me comprendre.

Bien sûr, il y a encore parfois des obstacles, par exemple lorsque j’achète des vêtements. Je sais maintenant que je préfère adopter un style de féminité modeste lorsque c’est possible. Moins un homme hétéro me trouve sexy par ma tenue, mieux je me porte ; mais je veux tout de même me sentir belle. L’idéal, ce serait que les autres aient envers moi la même attirance que j’ai envers elleux : une attirance esthétique, non pas sexuelle.

Je comprends maintenant pourquoi j’ai du dégoût à ce que les gens trouvent ma personne ou mon corps sexy. Le vrai pouvoir, c’est la connaissance. Je fais de mon mieux pour incarner le type de beauté que je veux voir remarquée des autres. En plus de cela, je me suis débarrassée de ma honte de n’avoir jamais joui ni de m’être jamais sentie excitée. Quand j’ai besoin de me rappeler de m’accepter telle que je suis, je fais l’effort de repenser à quel point ma vie a été jusque-là pleine de joie et de plaisir dans bien assez de domaines en-dehors de la sexualité. Je me sens plus à l’aise avec mon corps que je l’ai jamais été. Je fais régulièrement mon coming-out asexuel au sein de ma famille, de mes amies’ et de mes connaissances. Je me sens réellement heureuse, confiante, et en paix avec moi-même.