Pour la semaine de visibilité du spectre aromantique (du 16 au 22 février), nous avons publié en avant-première des articles du numéro sur l’aromantisme, que vous pouvez retrouver ici.

De la blanchité de la communauté asexuelle

Article original par Michael Paramo ; traduit par LAbare / Florïan Lorenzetta

Thèmes : asexualité, communautés, représentation, invisibilisation, exclusion.

En 2014, AVEN (Asexual Visibility and Education Network, Réseau de Visibilité et de Sensibilisation Asexuelle) a lancé un sondage au sujet de l’identité des personnes asexuelles, qui a reçu plus de dix mille réponses. Une des catégories de ce sondage demandait aux participantes’ leur origine ; les résultats indiquent que 77,3 % de la communauté est blanche et « non-hispanique », 5,2 % est blanche et « hispanique », 3,9 % est asiatique ou originaire du Pacifique, 2,5 % est noire ou afro-américaine, 0,5 % est « amérindienne » ou native d’Alaska, 6,8 % est métisse, et les 3,8 % restants ont choisi la catégorie « Autre » ou n’ont pas répondu à la question. Malgré le choix problématique1 des appellations proposées aux participantes’ (les mêmes que celles utilisées pour le recensement aux États-Unis), le sondage conclut que la communauté asexuelle est très majoritairement blanche sur le plan racial, et majoritairement « hispanique » ou Latinx sur le plan ethnique2.

Bien que la communauté asexuelle gagne en visibilité, elle reste dominée par la blanchité. Ce constat peut être en partie expliqué par l’origine de l’idée d’asexualité en tant qu’identité telle qu’on la conçoit aujourd’hui. Ce concept est apparu entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, porté par la démocratisation d’Internet. Les premiers espaces en ligne dédiés à la communauté asexuelle étaient des blogs et des listes de diffusion peu promus en-dehors des cercles de connaissances blancs. Le terme d’asexualité est encore assez ésotérique et difficile à appréhender, il est encore loin d’être répandu dans l’éducation publique ou dans les médias de masse.

Il y a donc un privilège intrinsèque nécessaire à pouvoir ne serait-ce que se définir comme asexuelle’. Les personnes qui n’ont pas accès à ces espaces en ligne, qui n’en connaissent pas l’existence, ou qui n’ont pas de connexion Internet, ont beaucoup moins de chances d’avoir accès à des ressources sur l’asexualité, n’ont vraisemblablement pas la possibilité de s’identifier à ce mot, et ne seront donc pas vues ou reconnues comme telles par la communauté. Il peut être difficile de trouver ce vocabulaire en-dehors d’Internet, puisqu’il est pratiquement absent de la conscience collective.

En conséquence, l’étiquette d’asexuelle’ reste le plus souvent accordée aux blanches’, parce qu’iels ont un accès privilégié à ces communautés, et parce qu’une fois qu’iels ont cet accès et la compréhension de ce vocabulaire, iels sont plus à même de transmettre et de partager ces informations avec d’autres blanches’, simplement parce qu’iels fréquentent des sphères et des réseaux également dominés par la blanchité.

Le résultat de ce mécanisme, c’est que la blanchité tend à se reproduire elle-même en vase clos. Les personnes qui se définissent aujourd’hui comme asexuelles continueront dans l’ensemble de percevoir l’asexualité comme une identité qui s’adresse surtout aux blanches’, que l’association d’idées se fasse consciemment ou non. C’est un cercle vicieux dont il sera difficile de sortir, et qui se nourrit de l’arrivée de nouvelles personnes dans la communauté asexuelle : là où les personnes asexuelles blanches fraîchement arrivées se sentent plus acceptées dans la communauté, les personnes asexuelles racisées ont plutôt tendance à se sentir exclues ou invisibilisées au sein de la communauté, et donc à moins s’impliquer dans les actions de la communauté asexuelle, telles que le sondage d’AVEN qui sert d’introduction à cet article.

Il est donc absolument impossible de déduire des résultats de ce recensement qu’il existerait moins de personnes asexuelles racisées, tout simplement parce que c’est faux. La vérité, c’est que ces personnes ont moins de chance de pouvoir se définir comme asexuelles, d’une part à cause de la difficulté d’accès à ce vocabulaire, et d’autre part parce que les blanches’ monopolisent les espaces asexuels, et que la blanchité reproduit la blanchité.

Mais, en même temps, il ne faut pas oublier l’importance de la visibilité. Le fait de voir son identité et son existence représentées peut être puissant et aider à se sentir légitime. C’est d’autant plus vrai pour celleux parmi nous, par exemple les personnes asexuelles racisées, dont on ne reconnaît que peu souvent l’existence, ou alors dans des espaces très sélectifs. Mais la représentation actuelle de l’asexualité, aussi importante soit-elle, entretient l’image d’une communauté blanche.

Même si la représentation de l’asexualité dans les médias de masse n’en est qu’à ses balbutiements, les personnes asexuelles racisées en sont quasiment absentes, ce qui fait que les publics exposés à ces représentations en déduisent, consciemment ou non, que l’asexualité est essentiellement liée à la blanchité. Dans le même temps, les personnes asexuelles racisées, qui se sentent déjà souvent mises à l’écart de la communauté asexuelle, ne voient aucune représentation d’elleux-mêmes dans le peu de représentations actuelles de l’asexualité, et risquent donc également d’intérioriser l’idée que l’asexualité est une identité intimement liée à la blanchité.

Il apparaît donc avec évidence que la blanchité des espaces asexuels doit être remise en question et déconstruite, afin que l’identité et la communauté asexuelles deviennent plus accessibles aux personnes asexuelles racisées et soient plus inclusives pour elles. Il existe de nombreuses solutions à ce problème, la plus utile étant tout simplement de mettre en avant et de diffuser, avec ardeur et acharnement, les voix des personnes asexuelles racisées. Cela peut être un moyen de déconstruire la perception majoritairement blanche de la communauté asexuelle, et permettre aux personnes asexuelles racisées de se sentir mieux incluses dans les espaces asexuels.

Une autre solution, en parallèle, serait que l’identité asexuelle gagne en visibilité, en particulier en-dehors d’Internet (la représentation dans les médias est donc importante), afin que cette identité entre dans le vocabulaire et la conscience collectives, au lieu de rester cloîtrée dans des espaces en ligne majoritairement blancs qui ont déjà presque vingt ans d’existence.

↑ 1 · [NdT] Notamment sur les points suivants : on ne parle pas d’« amérindiennes’ », mais de natifves américaines’ ; quand aux « hispaniques », qui se retrouvent en fait sous l’appellation de personnes Chicanx/Xicanx/Latinx (le x marquant la neutralité de genre), considérer qu’iels sont blanches’, c’est effacer la domination que la blanchité exerce sur elleux, et c’est effacer les rapports de pouvoir qui existent au sein de cette population dans laquelle cohabitent des descendantes’ des colons espagnols et des natifves du continent américain.

↑ 2 · [NdT] Pour simplifier : dans le cadre du recensement et de la classification des individues’, les institutions états-uniennes établissent la différence entre la race, qu’elles basent plutôt sur des critères biologiques, et l’ethnie, qu’elles basent plutôt sur des critères sociaux et culturels, avec l’idée que la race serait subie et que l’ethnie serait choisie. La distinction entre race et ethnie est en réalité bien plus complexe et ne se comprend pas de la même manière à travers le monde ; si vous souhaitez trouver une compréhension décoloniale du contexte états-unien en particulier, ce que nous n’avons ni moyen ni légitimité de faire nous-mêmes, nous vous recommandons la lecture de cet article.