Pour la semaine de visibilité du spectre aromantique (du 16 au 22 février), nous avons publié en avant-première des articles du numéro sur l’aromantisme, que vous pouvez retrouver ici.

Mettre des mots sur son attirance

Article original par Deepa Prasad ; traduit par LAbare / Florïan Lorenzetta

Thèmes : asexualité, aromantisme, aliénation, découverte de soi.

On me dit que je n’ai jamais aimé que par petits bouts, et je n’ai jamais compris. Est-ce qu’on peut vraiment appeler ça aimer par petits bouts, si c’est la seule manière dont on ressent de l’amour ? Si ces « petits bouts » sont tout ce que l’on ressent, et tout ce que l’on a à offrir ?

L’attirance n’est pas une chose unique et indivisible, même si c’est ainsi que la plupart des gens la voient. L’attirance peut être esthétique, sensuelle, romantique, sexuelle… Il paraît qu’à peu près une personne sur cent se situe sur le spectre asexuel ; nous ne ressentons pas toutes ces attirances, parfois même nous n’en ressentons aucune. Pour le reste du monde, toutes ces attirances ne font qu’un tout. Une seule attirance vous manque, et tout est dévalué.

Tu n’aimes pas de la même manière que les autres. Tu n’es pas attirée par les gens de la même manière que les autres. Ces mots ont ratissé chaque recoin tortueux de ma cervelle pendant des années. C’est la vérité. Les seuls liens que je voulais tisser avec mes partenaires potentielles’, c’étaient des liens intellectuels et émotionnels. Pas un seul instant je n’ai considéré que c’étaient aussi des êtres sexuels. Ça ne m’a tout simplement jamais traversé l’esprit. Ça n’avait pas de sens. Est-ce que c’est ainsi que j’étais censée les voir ? Et au delà de ça, comment est-ce qu’on fait pour voir quelqu’une’ comme un être sexuel ?

Le premier garçon qui m’a fait fondre était mignon. J’aimais bien ses pommettes saillantes, ses longs cils et ses beaux yeux marron. J’aimais bien cette façon qu’il avait de sourire, toujours avec un brin de malice, comme s’il complotait quelque bêtise. Mais c’était tout. Si je l’avais trouvé craquant, c’était uniquement pour ça. Il était mignon. Ce n’est jamais allé plus loin, parce que j’ai dû déménager.

J’ai déménagé dans un autre pays, j’avais quatorze ans, et c’est toute ma vie qui s’est retrouvée sens dessus dessous. Je parlais la même langue que les autres, mais les mots n’avaient pas le même sens dans nos mondes respectifs. J’ai grandi, bien plus que je n’aurais pu l’imaginer. J’ai appris de nouvelles formes d’art, dont je suis tombée amoureuse. J’ai absorbé toute la beauté des paysages, et je suis toujours intimement persuadée qu’une partie de moi vit encore là-bas.

La deuxième fois que quelqu’un m’a plu, c’est son esprit qui m’a attiré. Nous partagions le même amour du design et de l’art. On s’échangeait des mots secrets et des sourires furtifs, comme seules’ les ados timides savent le faire. Je n’avais qu’un amour intellectuel à lui offrir. Peut-être que cet amour aurait pu finir par s’étoffer, mais ça ne sert à rien d’y repenser. Encore une fois, j’ai dû déménager.

Les quelques années suivantes, je les ai passées à essayer de trouver ma place dans ma culture d’origine. Mais quelque chose n’allait pas, je ne me sentais pas vraiment à l’aise. Un peu comme si quelqu’une’ m’avait emprunté mes chaussons, et me les avait rendus légèrement déformés. J’ai arrêté de me forcer, et j’ai fait ma vie comme je l’entendais.

Je n’ai rencontré mon troisième amour que sur le tard de mon adolescence. Lui, c’est son caractère intrépide qui m’a plu. Nous ne partagions pas grand chose, mais nous avions toustes deux de grands projets. C’est en courant après nos rêves ambitieux que nous nous sommes rapprochées’. Mais ça n’a pas suffi. Il a trouvé l’amour avec quelqu’une’ d’autre, et du jour au lendemain, nous n’étions même plus amies’.

J’ai fait ce qu’il y avait de mieux à faire : j’ai tourné la page. J’ai déversé mon énergie dans tout ce qui m’apportait du bonheur. J’y ai mis toute mon âme. J’ai tout donné pour l’art, le sport, les gens dans ma vie, en espérant que ça suffirait à dissiper cet arrière-goût de regret, et ça a finit par passer.

Mon quatrième amour fut de loin le meilleur. Je l’aimais pour tout ce qu’il était. Nous partagions presque tout, de nos peurs les plus inavouées à nos rêves les plus démesurés, sans qu’il n’y ait le moindre jugement entre nous. C’était comme rentrer le soir à la maison, après une longue journée de travail, et enfiler un vieux pull douillet. Malheureusement, mon amour a mis trop de temps à grandir, puis le moment est passé.

Il m’a fallu trois ans pour enfin comprendre que je suis asexuelle. Trois ans de longue errance, parsemée de moments de soudaine clarté. Quand j’explique aux gens que je suis asexuelle, on me demande toujours quand est-ce que j’ai compris. Mais pour être honnête, il n’y a pas eu de moment précis pour moi. J’ai mis du temps à comprendre que je n’étais pas attirée par les gens de la même manière que les autres. Que je ne voyais pas mes partenaires comme les autres voient les leurs. C’est d’y réfléchir seule qui m’a aidée à comprendre ma propre attirance pour les autres. Et ce sont mes deux derniers malentendus amoureux qui m’ont aidée à comprendre comment cette attirance était perçue par les autres.

Il me faut du temps pour que je me rende compte si quelqu’une’ m’attire. C’est peut-être de l’inattention ou de l’indécision pour vous, appelez ça comme vous voulez, mais moi, les gens ne m’attirent pas sur-le-champ. Il faut que j’en sache un peu plus sur la personne avant qu’une attirance puisse se développer. Et même après ça, je ne cherche à tisser que des liens intellectuels et émotionnels, et la plupart des gens n’y voient que de l’amitié. Maintenant, je me rends compte qu’à moins de le dire, de mettre des mots dessus, je ne sais pas à quel moment j’ai franchi la frontière entre l’amitié et ce lien que je recherche. Je sais ce que Cela signifie au plus profond de moi. Je le sens jusqu’au creux de mes os. C’est difficile de mettre des mots sur ces sentiments. Les autres croient que tout ce que j’offre, c’est de l’amitié, alors que c’est bien plus que ça. Comment est-ce que je suis censée expliquer que ce « lien » que les autres prennent pour de l’amitié représente pour moi tellement plus que ça ? Et puis de toute façon, ça veut dire quoi, « plus », quand on est asexuelle’ ? J’en sais rien. Donc, pour le moment, je suis bloquée quelque part entre l’amitié et un peu plus, sans affinités.