Pour la semaine de visibilité du spectre aromantique (du 16 au 22 février), nous avons publié en avant-première des articles du numéro sur l’aromantisme, que vous pouvez retrouver ici.

Jouet offert

Article original par Sydney Khoo ; traduit par LAbare / Florïan Lorenzetta

Thèmes : asexualité, aromantisme, clowns, nourriture, sexe.

Je n’ai jamais mangé de Big Mac.

Chez mes parents, j’ai grandi avec des valeurs bouddhistes, et la plupart des bouddhistes de Chine ne mangent pas de bœuf. Quand j’étais gosse et que ma mère m’emmenait au McDonald’s du centre commercial d’à côté, dans la banlieue de Sydney, elle prenait un McChicken pour elle, et un menu Happy Meal avec des nuggets de poulet pour moi.

Je n’ai jamais cherché à savoir s’il y avait d’autres choix au menu.


Toute mon enfance, de par mon identité sino-australienne, j’ai dû découvrir encore et encore que ce que je pensais être la norme, ce n’était en fait la norme que pour moi.

À quatre ans, j’apprends que toutes les familles ne mangent pas de riz au dîner. À huit ans, je découvre que tout le monde n’a pas droit à trois heures de cours particuliers tous les dimanches après-midi.

Il a fallu que j’attende d’avoir dix ans pour comprendre que tout le monde n’est pas obligé d’apprendre à jouer d’un instrument de musique, et que, surprise ! il existe d’autres instruments que le piano et le violon. Et bien sûr, comme je n’ai jamais été très précoce, ce n’est qu’en arrivant au lycée que j’apprends que non, il n’y pas vraiment d’obligation d’aller à l’université ensuite.

Tout ça, c’est en option. Il y a plein de gens qui ne font rien de tout ça, et qui n’en sont pas morts.

« Attends d’être à la fac avant de sortir avec quelqu’une’. »

« Attends le mariage avant d’avoir des rapports sexuels. »

Ça aussi, au final, c’est en option.


On m’a dit qu’il fallait faire les choses dans cet ordre :

  1. Trouver la bonne personne
  2. Tomber amoureuxse
  3. Se marier
  4. Vivre heureuxse pour toujours

Le problème pour moi, ce n’est pas de trouver la bonne personne, c’est que je n’en vois même pas l’intérêt. À quoi ça va me servir, de trouver la « bonne personne » ? La « bonne personne » pour quoi faire ? C’est comme si on exigeait que j’amène un rencard pour le petit-déjeuner au McDo, sauf que là, le McDo c’est la vie, et le petit-déjeuner c’est toute. la. vie.

Je suppose que je pourrais le faire, mais pourquoi est-ce que ce serait obligatoire ?

Est-ce que je dois passer par les trois premières étapes, ou ça aussi c’est en option ?


Je suis en pleine adulescence quand je découvre le mot asexuelle’. La nouvelle série Sherlock vient de sortir, et sur les réseaux sociaux, les théories sur la sexualité de Sherlock fusent dans tous les sens : est-ce qu’il est gay ? bi ? ace ?

Il faut une réponse. C’est crucial pour les fanfictions.

J’apprends que ace, c’est l’abréviation d’asexuelle’. On est en 2010, et je cherche ce que ça veut dire. Aujourd’hui, on trouve encore la même définition que j’avais lue à ce moment-là :

Asexuelle’ : qui ne ressent pas d’attirance sexuelle.

À ce moment-là, je ne vais pas plus loin. Ça, c’est pas moi du tout. Je ressens du désir sexuel. J’aime jouir. J’adore ça, même. Les orgasmes, c’est ce qu’on a inventé de mieux depuis les nuggets de poulet.


Ce n’est que plus tard que j’apprends que le désir sexuel et l’attirance sexuelle, ce n’est pas la même chose.

Le désir sexuel, c’est l’envie d’avoir une activité sexuelle, alors que l’attirance sexuelle, c’est l’envie d’avoir une activité sexuelle qui implique une autre personne.

Pour celleux qui ont besoin que je leur fasse un dessin :

Le désir sexuel : Je veux du sexe.

L’attirance sexuelle : Je veux du sexe avec cette personne.

Et il se trouve que les personnes asexuelles, elles aussi, peuvent ressentir du désir sexuel. En fait, il n’y a même pas besoin de ressentir d’attirance sexuelle pour avoir un rapport sexuel. C’est tout à fait normal et commun pour certaines personnes asexuelles d’avoir des rapports sexuels pour tout un tas de raisons qui n’appartiennent qu’à elles, de la même manière que les personnes hétérosexuelles font du sexe pour tout un tas de raisons.


J’ai seize ans quand je pose La Question à ma mère.

« Tu pourrais m’acheter un vibro sur Internet ? »

On est en voiture. Rien n’indique qu’elle a bien entendu ma question, à part un très léger écart de trajectoire. Ça faisait des mois que je préparais cette conversation dans ma tête dans ses moindres détails. Comme on est en voiture, impossible pour elle d’esquiver ou de m’ignorer. Impossible aussi de me crier dessus, puisqu’elle doit se concentrer sur la route.

Je relance. « Maman. Tu pourrais… »

Elle me coupe tout de suite. « Pour quoi faire ? »

Je ne sais pas trop quoi répondre. Elle veut vraiment que je le dise à voix haute ? « …À ton avis ?

— Je ne sais même pas où je pourrais trouver ça, me répond-elle précipitamment.

— Je t’ai envoyé le lien par mail. Et je le paierai de ma poche. »

Qu’est-ce qu’elle peut y trouver à redire ? Je n’ai déjà pas le droit de sortir ou de coucher avec quelqu’une’. Je fais ce que je peux.

« J’en ai choisi un qui est en promo, lui dis-je d’une voix chantante. −50 % sur le prix initial. Et piles incluses, ça c’est une offre. » S’il y a bien un moyen de faire craquer ma mère, c’est de lui présenter une bonne affaire.

L’argument a dû la convaincre, puisque deux semaines plus tard, en rentrant de l’école, un colis marron m’attend sur mon lit.


Et ainsi, jusqu’au début de ma vingtaine, je me considérais comme chaste, parce que parler de bisexualité et de pansexualité, ça ne me correspondait pas vraiment. La bisexualité, c’est une attirance sexuelle pour deux genres ou plus. La pansexualité, c’est une attirance pour tous les genres.

Utiliser ces étiquettes pour me décrire moi, ça ne m’allait pas. C’était comme dormir dans la chambre d’amies’. Le matelas avait beau être confortable et les draps bien propres, je me réveillais avec irritation et fatigue.

En y repensant, c’est logique. Après tout, si je n’ai déjà pas d’attirance sexuelle pour un genre en particulier, comment voulez-vous que j’en aie pour deux ou plus ?


La demisexualité, c’est lorsqu’on peut ressentir de l’attirance sexuelle pour une personne seulement après avoir tissé un lien émotionnel avec elle.

Techniquement, c’est possible que je n’aie simplement pas encore rencontré la « bonne personne ». C’est possible aussi que cette personne n’existe pas pour moi, parce que je ne ressens pas d’attirance sexuelle du tout.

C’est difficile de constater l’absence de quelque chose qu’on a jamais ressenti auparavant.

C’est comme si je demandais à quelqu’une’ de me prévenir si Birdie de McDonald’s est dans le coin, mais que cette personne n’a pas la moindre idée de qui est cette Birdie.


Ma première histoire sérieuse, ça a aussi été la dernière.

Étrangement, rien à voir avec le sexe.

Ça s’est terminé au bout d’un an, mais ça aurait dû se finir bien plus vite. Je détestais le fait d’être la « moitié » de quelqu’une’, comme si j’avais fusionné avec cette personne à tel point que nos identités respectives avaient disparu. Je n’étais plus un être indépendant. C’était insupportable.

En plus de ça, je venais de passer une éternité à me conformer aux attentes de mes parents. J’étais enfin libre, et je devais encore prendre en compte cette autre personne pour chaque décision. Si je voulais me casser dans un autre pays pendant deux ans, j’aurais dû lui demander avant. Si je voulais adopter un enfant, j’aurais dû lui demander avant.

Je n’ai pas attendu pendant dix-huit ans de pouvoir quitter le nid familial pour m’enfermer dans la cage à oiseaux de quelqu’une’ d’autre.


Il faut bien faire la différence entre l’attirance romantique et l’attirance sexuelle. L’attirance sexuelle, c’est vouloir un rapport sexuel avec quelqu’une’ ; l’attirance romantique, c’est vouloir passer du temps et s’investir dans une relation amoureuse avec quelqu’une’.

Prenons un exemple : imaginons que Grimace, encore un personnage de McDonald’s, éprouve de l’attirance sexuelle pour les personnes de tous genres, mais qu’il n’ait d’attirance romantique que pour un seul genre. Dans ce cas, il va peut-être vouloir coucher avec des personnes de tous genres, mais ne vouloir sortir qu’avec d’autres hommes.

Les personnes aromantiques, ou aro, ce sont des personnes qui ne ressentent pas d’attirance romantique. On peut être aromantique sans être asexuelle’, tout comme on peut être asexuelle’ sans être aromantique, et on peut très bien être les deux à la fois.

Vous voyez déjà où je veux en venir.


Le jour où je fais mon coming-out à mes parents, j’habite à Londres. Je les invite à venir dormir chez moi, dans l’appartement miteux qui me coûte les deux tiers de mon salaire, et je prends une semaine de congés pour leur faire visiter la ville.

Ça ne se passe pas aussi bien que je l’avais prévu.

Mon père a l’air pensif et la moustache qui tressaute. « Eh bien… Comment tu peux vraiment le savoir si tu n’as jamais essayé ? »

Ma mère essaie de m’amadouer avec ses mains jointes et sa voix roucoulante. « On se fait du souci pour toi, c’est normal tu sais, c’est comme ça les parents. On n’a pas envie de te voir souffrir de la solitude. »

D’un seul coup, je redeviens enfant à leurs yeux.


Je ne tiens pas pour acquis le sentiment de liberté que procure l’indépendance de l’âge adulte. Le loisir d’aller et venir comme je veux, de manger ce que je veux, de faire ce que je veux… tout le champ des possibles qui s’ouvre à moi, je peux pas m’empêcher de sourire à chaque fois que j’y pense.

Certains soirs, quand je rentre de la salle de sport, je m’arrête au McDo et je regarde des séries animées sur mon portable, juste moi et mon Happy Meal. Je poste un selfie avec le jouet offert sur Twitter. Je récolte à peu près cinq notifs, et il n’y en a qu’une seule qui vient de mes parents.


Le problème quand on dit à quelqu’une’ que quelque chose lui plaira « une fois que tu auras essayé », c’est que ça revient à lui dire « Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même », ce qui est hautement improbable.

Mes parents vont se rebeller, dire que c’est faux. C’était probablement vrai quand j’étais gosse, mais ce n’est clairement plus vrai aujourd’hui.

Qu’est-ce qui me fait dire que j’ai raison ?

Demandez-leur de faire la liste de mes dix plus grands fantasmes sexuels.


Il n’existe personne dans l’univers tout entier qui te connaisse mieux que toi-même.

J’aurais bien aimé qu’on me le dise quand j’avais vingt ans. Que quelqu’une’ vienne me voir avec un McFlurry Oreo et un chausson aux pommes et me dise : « Ce que tu as vécu, tu es la seule personne à l’avoir vécu. La seule personne qui sait ce que tu penses vraiment, la seule personne qui sait ce que tu ressens vraiment, la personne qui te connaît le mieux, c’est toi-même et personne d’autre », le tout avant de disparaître dans un grand tourbillon de robes de sorcier et de poussière d’étoiles.


À la place, à vingt-deux ans, je tombe sur un mec hétéro avec une casquette réglable qui me mate en frétillant des sourcils et me lance : « Peut-être que t’as pas rencontré la bonne bite. »

Et qui sait, c’est possible. Ce parfait inconnu en sait peut-être plus long à mon sujet que je n’en sais moi-même.

Je veux dire, j’ai passé une bonne partie de ma vie à me dire que ça serait pas très agréable de me prendre une fiente de pigeon sur la tronche, mais c’est peut-être juste que je n’ai pas rencontré le bon pigeon.

Après tout, qu’est-ce que j’en sais, moi ?


Ce n’est pas une simple question de préférences. Ce n’est pas aussi simple que de chercher à savoir si on aime le milk-shake à la fraise alors qu’on n’y a jamais goûté, parce que se forcer à avoir un rapport sexuel, ce n’est pas du tout la même chose que se forcer à goûter un milk-shake. Après tout, comment est-ce que les personnes hétérosexuelles peuvent être sûres qu’elles sont bel et bien hétérosexuelles si elles n’ont jamais couché avec des personnes du même genre ?

Je vous propose donc de répondre à une autre question  :

Comment pouvez-vous savoir que vous ne prendriez pas de plaisir à coucher avec Ronald McDonald, puisque vous n’avez jamais essayé ?

Non, ne répondez pas. Je sais. Il y a des gens qui adoreraient pouvoir coucher avec Ronald McDonald. Pour certaines personnes, ce serait même un immense honneur. Ce sourire espiègle et séducteur sous le majestueux maquillage du clown. Ces lèvres écarlates comme une fraîche giclée de ketchup. Ces baisers qui vous crépitent dans le cou comme un steak surgelé sur le grill encrassé. La douce effluve de la sauce crémeuse qui émane de son Big Mac et vous titille sensuellement les narines.

Il y a des personnes que ça excite énormément, et tant mieux pour elles. Mais il y en a d’autres, moi par exemple, pour qui cette perspective de soirée n’a rien de très attirant.

Est-ce que j’ai déjà essayé ? Non.

Est-ce que je peux affirmer avec certitude que ça ne va pas me plaire ? Oui.


« Tu sais pas ce que tu rates. »

C’est quelque chose qu’on me répète souvent, et malheureusement pas toujours à propos de la viande de bœuf.

En toute justice, c’est peut-être bien vrai.

Peut-être que je passe vraiment à côté de quelque chose, à ne pas draguer ni à faire la chose. Peut-être que je me prive de quelque chose à ne pas vouloir coucher avec Ronald McDonald. Peut-être que Ronald McDonald, c’est le meilleur coup de tout l’univers, et que cette sensation de nausée et d’inconfort que je ressens quand quelqu’une’ d’autre me touche disparaîtra tout d’un coup au creux de ses bras, dans une profonde étreinte avec sa combinaison jaune soleil. Peut-être que la bonne personne, c’est Ronald McDonald, et que lui et lui seul peut m’apporter ce festin de joie.

Peut-être que dans un univers alternatif où je me tape Ronald McDonald, où je lèche à même sa peau le fond de teint blanc dégoulinant sous la sueur tout en empoignant de mes deux mains ses boucles vermeilles, j’atteins un niveau d’épanouissement émotionnel et sexuel à rendre jalouxses toutes les divinités du panthéon.

Peut-être même que plus tard, on se marie, on a de magnifiques poupons hybrides mi-clowns, et on s’arrange pour planifier notre vie sexuelle à la semaine entre les matchs de foot et les réunions parents–clowns–profs, comme font les gens normaux, quoi.

Mais je pense que cette vie là, je peux m’en passer.


« Est-ce que je vous déçois, parfois ? »

Je pose la question à mes parents tous les quelques mois. Malgré tout mon bonheur, j’ai toujours cette peur qui rôde dans mon esprit comme le Hamburglar de McDonald’s prêt à me voler mon burger au poulet au moment même où je mords dedans.

Parfois c’est lors d’une conversation Skype ou Facebook, mais parfois, dans un rare élan de courage, je pose la question en personne, et j’ai conscience de leurs alliances assorties, de la manière dont iels gravitent l’une’ autour de l’autre, comme si c’était plus naturel pour elleux d’être ensemble que d’être séparées’.

« Comment ça ? me demande mon père.

— Vu que je n’ai fait ni médecine ni droit. Et que je ne suis pas l’enfant modèle en couple, avec deux enfants et demi, un chien qui ressemble à Lassie et une Volvo dans le garage.

— Non, répond ma mère. Ces gens-là sont ennuyants, de toute façon.

— C’est vrai, acquiesce mon père. Pourquoi est-ce que tout le monde cherche à se caser le plus vite possible ? Tu es encore jeune. Ça viendra plus tard, tu as le temps.

— Et si ça ne vient pas ?

— On est fières’ de toi, répond ma mère. Même si tu ne nous écoutes jamais.

— Et puis, qui sait, ajoute mon père, tu trouveras peut-être la bonne personne au moment où tu t’y attendras le moins. »


On est en 2017, je suis au McDo du coin. Je n’ai toujours pas eu de rapport sexuel, et je n’ai toujours pas goûté de Big Mac.

À la caisse, on annonce : « Happy Meal avec nuggets de poulet, chausson aux pommes et Coca Light moyen ». Au moment où j’attrape mon plateau, une autre main effleure la mienne.

C’est la première fois que quelqu’une’ a passé exactement la même commande que moi.

Nos regards se croisent, et c’est comme si le monde s’était arrêté de tourner.

Non, je rigole.

Les McDos ont des bornes en libre-service maintenant, et c’est impossible pour deux personnes d’avoir le même numéro de commande.

Et puis, autant que possible, je ne croise pas le regard des inconnues’.


Chaque semaine, je me garde une soirée pour moi où je m’habille bien et sors en solitaire. Des fois, je vais voir un film d’horreur de série Z au ciné, puis je vais me poser au McDo pour manger, lire mon fil Twitter et envoyer quelques messages à des amies’. Si le reste d’Internet est déjà parti se coucher, j’écoute de la musique et je lis des fanfictions.

Et plus tard, en rentrant chez moi, je me mets dans mon lit, je m’étends et je me remercie pour ce rencard parfait en me faisant le plus beau des cadeaux, de moi à moi.

Au moins deux fois.