Indian Aces : Sensibilisation et militantisme en Inde
Article original par Dresse Pragati Singh ; traduit par LAbare / Florïan Lorenzetta
Thèmes : asexualité, communauté, santé et éducation sexuelles, violences sexuelles.
Michael Paramo interviewe la doctoresse Pragati Singh pour la revue AZE :
Pragati Singh est une doctoresse diplômée de médecine, et a travaillé en tant que professionnelle de santé publique en maternité, en pédiatrie et en santé reproductive en Inde. En plus de son travail, elle se spécialise dans la santé mentale, la santé sexuelle, et les liens qui se tissent entre les deux dans une approche positive. Elle a créé sur son temps libre en 2014 le collectif Indian Aces (Asexuelles’ Indiennes’), qui vit sur les réseaux sociaux et est destiné aux personnes asexuelles vivant en Inde. Depuis, elle fait du travail bénévole pour la communauté asexuelle indienne. À ce jour, le collectif qu’elle a créé s’est étendu à des espaces en ligne et des antennes dans plusieurs villes d’Inde, et même du Pakistan et du Bangladesh.
Grâce à l’expérience et aux connaissances qu’elle a obtenues de par son travail avec la communauté asexuelle, elle a développé son propre modèle d’interprétation de la sexualité, qu’elle enseigne dans des ateliers et des séances de formation. Pragati Singh est également chercheuse indépendante : elle a été choisie pour tenir une conférence sur son étude scientifique de l’asexualité au 23e congrès de la World Association for Sexual Health (Association Mondiale pour la Santé Sexuelle), qui s’est tenu à Prague en 2017. Cette étude a également donné lieu à un article publié dans la prestigieuse Journal of Sexual Medicine (Revue de Médecine Sexuelle) d’Elsevier. Dans cet entretien pour AZE, Pragati Singh présente son militantisme et sa vision de l’asexualité.
Michael Paramo : Qu’est-ce qui vous a poussé à militer pour les Indiennes’ asexuelles’ vivant en Inde ou à l’étranger ?
Dresse Pragati Singh : Honnêtement, quand j’ai lancé ce collectif, je ne m’imaginais pas que j’en serais là aujourd’hui. J’avais commencé à faire des recherches en ligne, je me souviens m’être dit qu’il devait y avoir une communauté asexuelle en Inde. J’ai été surprise de découvrir qu’il n’y avait pas la moindre ressource. Absolument rien. Je me suis dit que quelqu’une’ créerait quelque chose, et j’ai attendu un peu. Toujours rien. Pendant ce temps-là, j’ai rencontré de nombreuxses Indiennes’ qui cherchaient des camarades asexuelles’ sur tous les réseaux sociaux. Au bout d’un moment, je me suis dit : « Allez, je vais m’en charger. » C’est comme ça que j’ai commencé avec une simple page Facebook. C’était la seule chose qui était à ma portée à ce moment-là. Elle est restée assez inactive pendant un long moment, je postais un message de temps en temps et puis j’oubliais de m’en occuper. Et puis, un jour, quelqu’une’ d’autre a posté un message sur la page. Je me suis rendu compte à quel point il était important que je n’abandonne pas cet espace et que je continue de le nourrir. C’est arrivé début 2016, ça m’a poussée à reprendre le projet, et depuis je ne me suis jamais arrêtée. En résumé, les gens en avaient besoin, personne d’autre ne s’était lancé, et je savais que je pouvais le faire. Maintenant, je peux même dire que c’est quelque chose qui me plaît énormement, ce que je n’avais pas imaginé tout au début du projet.
MP : Quelles influences et quels apports votre expérience de professionnelle de santé publique en maternité, en pédiatrie et en santé reproductive, ainsi que vos études et votre pratique de la médecine, ont-elles eu sur votre travail ?
Dresse PS : De toute mon expérience académique et professionnelle, je n’ai eu quasiment aucune ressource sur la sexualité, alors même que j’ai étudié la médecine et que j’ai travaillé en santé reproductive. C’est la norme à peu près partout ici. La sexualité est tout simplement reléguée au second plan. Nous devons déjà nous occuper des mères et des nouvelles’-nées’ qui meurent de septicémie, de diarrhée ou d’hémorragie. La santé sexuelle n’est pas encore une priorité. En fait, tout ce que je sais aujourd’hui de la sexualité, je l’ai appris en dépit de mon éducation en médecine. Cela dit, j’ai l’impression que le fait d’être une doctoresse diplômée apporte de la crédibilité à mes propos. Par exemple, lorsque je dis que la libido peut être affectée par un déséquilibre hormonal, ou par certains traitements, mon public m’écoutera plus facilement que si je n’étais pas doctoresse.
MP : Qu’est-ce que le collectif Indian Aces, et qu’est-ce qui a amené à sa création ?
Dresse PS : Aujourd’hui, c’est un collectif primé et auto-financé à destination des personnes asexuelles (ou sur le spectre asexuel) qui vivent ou sont nées en Inde (ou dans le sous-continent indien). Il a été lancé en 2014, puis relancé début 2016, et a pris depuis une ampleur considérable. C’est une plateforme en ligne pour notre communauté, qui sert à la fois de moyen de sensibilisation et de lieu de rassemblement pour inviter de nouvelles personnes dans un groupe Facebook secret. Les membres du collectif sont également actifves dans de nombreux évènements et groupes LGBTQIA+, à la fois pour y participer et pour y représenter la communauté asexuelle indienne lorsqu’elle en est absente. Nous organisons des moments de rencontre à travers le pays, et même parfois à l’international. Nous faisons de la recherche indépendante et tenons des ateliers, à la fois pour les professionnelles’, les alliées’ et les personnes asexuelles, sur les sujets de la sexualité et de l’asexualité afin de mieux les comprendre.
MP : En quoi l’asexualité remet-elle en question les normes indiennes, ou plus globalement sud-asiatiques ?
Dresse PS : Je vais surtout me concentrer sur le sous-continent indien, bien qu’il y ait de nombreuses similarités entre les cultures sud-asiatiques. La sexualité est un sujet extrêmement tabou en Inde. Ce n’est pas tabou que dans les espaces privés, mais aussi dans les espaces académiques et professionnels. De plus, les nombreux autres problèmes que rencontrent les pays défavorisés passent en priorité par rapport aux problèmes liés à la sexualité, lesquels sont globalement considérés comme insignifiants, ou au mieux sans conséquences. Peu importe que nous ayions le plus grand nombre de jeunes au monde. Peu importe que notre pays souffre du harcèlement sexuel et du viol généralisés. Peu importe que la loi indienne ne reconnaisse pas le viol conjugal. Et pour couronner le tout, notre système éducatif n’offre pas de véritable éducation sexuelle, et la société pousse les femmes à se marier avant 25 ans, et les hommes avant 30 ans. Ce sont tous ces éléments qui font que pour une’ jeune asexuelle’ en Inde, l’adolescence est une période de grande confusion, puisque nous manquons de visibilité et de pouvoir pour le moment. Sa jeunesse sera certainement marquée par des relations bancales, qui ne fonctionnent pas, et par de multiples tentatives infructueuses de vivre une jeunesse « normale ». Puis cette personne se retrouvera sans doute mariée à une’ partenaire qui lui montrera de plus en plus de rancœur, voire pire, qui abusera d’elle.
MP : Vous avez récemment tenu des ateliers et des conférences sur l’asexualité : un atelier d’introduction à l’asexualité à New Delhi, une présentation à la World Association for Sexual Health à Prague… Qu’est-ce qui vous inspire le plus dans ce travail important que vous faites ?
Dresse PS : Ce que j’aime le plus dans mon travail, sans hésitation, c’est le fait que des gens en ont besoin. C’est pour moi une évidence : je ne peux pas m’arrêter, parce que je reçois sans arrêt des messages de gens qui me demandent de l’aide, des conseils, qui ont besoin de sentir qu’iels appartiennent à une communauté. Je reçois sans arrêt des messages de reconnaissance et de remerciement de la part de personnes qui se sont senties seules pendant longtemps et qui avaient l’impression de ne pas être à leur place. Il n’y a rien au monde qui pourrait me motiver plus que cela.
MP : Du 22 au 28 octobre 2017, pour la semaine de visibilité asexuelle, vous avez organisé plusieurs évènements. Quels obstacles avez-vous rencontrés en essayant de donner voix à l’asexualité ?
Dresse PS : Pendant longtemps, l’asexualité n’a pas véritablement eu de visibilité en Inde. Et curieusement, depuis à peu près un an, ce sujet a d’un seul coup suscité beaucoup d’intérêt. On pourrait croire que c’est une bonne chose, mais c’est en fait très contre-productif, parce que dans tout ce qui circule, il y a beaucoup de fausses informations qui se nourrissent de toutes les croyances sur l’asexualité que j’ai tant travaillé à déconstruire. J’ai l’impression que les médias se ruent pour couvrir ce sujet « tendance », ce qui nuit en retour à notre cause.
MP : Quels sont vos objectifs pour l’avenir de votre collectif ?
Dresse PS : Je veux qu’il se répande et que la communauté en prenne la tête. J’en serai le fer de lance aussi longtemps qu’il le faudra, mais je voudrais qu’il y ait plus de membres qui s’attachent autant que moi à la direction du collectif et qui s’engagent comme iels le peuvent dans sa gestion. J’ai également un projet en sommeil d’application de rencontre entre les membres, mais encore une fois, c’est dur de tout faire toute seule, surtout avec le peu de fonds que nous avons.
MP : Merci beaucoup de nous avoir donné de votre temps, de votre énergie militante, et d’avoir partagé votre vision du collectif Indian Aces et de l’asexualité pour cet article.
Site web : IndianAces.org
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