Pour la semaine de visibilité du spectre aromantique (du 16 au 22 février), nous avons publié en avant-première des articles du numéro sur l’aromantisme, que vous pouvez retrouver ici.

F(rigide)AQ

Article original par Ms. Ace ; traduit par LAbare / Florïan Lorenzetta

Thèmes : asexualité, acephobie, acceptation.

« Donc… quand tu vois une personne qui te plaît, ça te prend comme ça, l’envie de coucher avec ? »

Le silence s’abattit sur la table de la cafétéria, tous les visages tournés vers moi, les discussions et les devoirs mis en pause. Même mon amie Lauren, assise à côté de moi, leva le nez de son carnet de dessins, chose qu’elle ne faisait que rarement lorsqu’elle était concentrée.

Vu l’attention qu’elle avait attirée, j’ai presque voulu ravaler ma question.

Presque.

Au lieu de quoi, j’ai fixé du regard Eric, le type en face de moi aux yeux écarquillés de surprise. Il toussa, puis fronça le sourcil. « Euh, oui, enfin, je veux dire, pas avec d’autres mecs, mais avec les meufs, ouais, ça me fait ça tout le temps. »

« Même si tu ne la connais pas ? »

« Ouais, et même des fois c’est mieux, comme ça je peux fantasmer en paix même si elle a du caractère. »

Il se mit à rire, et sa copine, assise à son côté, lui donna un coup de coude. « Hé ! rétorqua-t-elle brusquement. Les meufs qui ont du caractère, c’est les meilleures. Croyez-moi, je parle par expérience. »

Puis elle me foudroya du regard, l’air prétentieux, mais je l’ai délibérément ignorée. J’ai préféré couper la parole à Eric avant qu’il ne puisse reprendre, avec une autre question. « Et tu as toujours été comme ça ? »

Il haussa les épaules. « Je crois, ouais, mais c’est arrivé plus souvent à partir du collège. »

Puis il me regarda d’un air curieux. « Pourquoi tu me demandes ça ?

— Comme ça, pour rien, » répondis-je en essayant d’avoir l’air indifférente, les yeux rivés sur mon carnet pour ajouter quelques mots à mon histoire.

Dans ma tête, j’essayais de comprendre, de résoudre un puzzle dont je n’avais pas encore vraiment les pièces. Pourquoi n’avais-je jamais eu les mêmes sensations que lui ? Parce que lui, c’était un homme ? Ou n’étais-je tout simplement pas encore assez mature ?

Mes ruminations oppressantes furent interrompues par la copine d’Eric, qui riait aux éclats. « Attends, ça veut dire que t’as jamais imaginé ou voulu coucher avec quelqu’un… du tout ? »

Je n’ai pas quitté mon carnet des yeux, et elle prit mon silence pour un oui. Elle se mit à ricaner, Eric aussi.

J’ai senti une fois de plus mon estomac faire des nœuds, mon cœur se serrer. Ce n’était pas normal, ça n’aurait pas dû resurgir.

Je me suis tournée vers Lauren pour qu’elle me regarde, et je me suis discrètement tapoté la tempe. Elle hocha légèrement la tête et se mit à ranger ses affaires.

C’était notre signe, se tapoter la tempe si on avait besoin de se sortir discrètement d’une situation, ou si on voulait changer de sujet parce qu’on ne se sentait pas bien d’en parler à ce moment-là. C’était un peu nul, j’avoue, mais c’était toujours mieux que notre signal verbal ou textuel, qui consistait à placer le mot « œufs » dans une phrase banale.

Alors que nous étions toutes deux sur le point de partir, une dernière remarque de la part du couple hilare m’est venue aux oreilles. « Oh mon dieu, Eric lança entre deux toux, c’est pour ça que personne veut sortir avec elle ! C’est une vraie frigide ! »

J’ai senti mon visage rougir de honte, d’être devenue le centre de l’attention, et j’ai accéléré le pas, dépassant Lauren jusqu’à me retrouver devant les marches du lycée. On a commencé à les monter, et Lauren m’a demandé : « Eliza, est-ce que… ça va ? »

J’ai poussé un soupir. « En vrai ? Non, mais ça doit être ma faute, à poser des questions pareilles… »

« N’écoute pas ces trous du cul sans gêne, râla-t-elle avant de se calmer. Et puis… tu n’es pas la seule à te sentir comme ça. »

On arrivait en haut des marches, et je l’ai regardée avec surprise. « Qu’est-ce que tu… entends par là ?

— Je suis demisexuelle et hétéroromantique, m’expliqua-t-elle sans attendre. J’aime pas trop utiliser d’étiquettes, donc j’en parle pas aux gens d’habitude, mais vu qu’on est toutes les deux sur ce spectre, je suppose que tu es asexuelle…?

— Et biromantique, oui. » J’ai senti mon estomac se dénouer et mon cœur se desserrer, et une autre sensation prendre place, sans vraiment pouvoir la comprendre ni mettre de mots dessus, du moins pour le moment.

Lauren me sourit. « Tu te souviens de Mo, la fille que je t’ai présentée au début de l’année ? »

J’ai hoché la tête. Mo était au lycée public, Lauren et elle étaient amies depuis le collège, puis Lauren fut placée dans une école privée. De nos nombreux appels vidéo et de la fois où je l’ai rencontrée en personne, je la trouvais très mignonne.

« Ben elle est pansexuelle, donc je pense que ça fait de nous… les trois mousqueertaires. »

Le jeu de mots a fait rententir nos éclats de rire joviaux dans le couloir. En continuant à discuter avec elle, j’ai fini par comprendre ce qu’était cette sensation en moi.

Je me sentais acceptée.

Pour la toute première fois, non seulement j’arrivais à accepter qui j’étais vraiment, mais ma meilleure amie me voyait aussi de la même manière.

Et c’était une sensation merveilleuse.