Pour la semaine de visibilité du spectre aromantique (du 16 au 22 février), nous avons publié en avant-première des articles du numéro sur l’aromantisme, que vous pouvez retrouver ici.

Le A dévorant

Article original par Shannon O. Sawyer ; traduit par LAbare / Florïan Lorenzetta

Thèmes : asexualité, acephobie, invisibilisation, « alliées’ ».

Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre pour ma première marche des fiertés. Je n’avais pas peur des bigotes’, ni de me perdre dans les rues de Portsmouth aux briques fatiguées par mes pompes et par la brise salée du New Hampshire. Ce jour-là, les briques n’étaient pas couleur rouille, mais aux couleurs de l’arc-en-ciel. Les gens s’étaient habillés de couleurs éclatantes et embrassaient de nouvelles’ amies’ qui devenaient en quelques mots de la nouvelle famille.

J’étais restée sur la touche, assise sur le trottoir. Toute désaturée, en noir, blanc, gris et violet. Les couleurs du drapeau asexuel.

J’avais entendu dire que d’autres asexuelles’ participaient à la marche, mais les rues étaient inondées de centaines de participantes’ LGBTQIA+ qui s’étalaient sur toute la plage, venant même submerger les palmiers, et les rares asexuelles’ étaient emportées’ par les déferlantes.

J’avais vu des vidéos de discriminations contre des asexuelles’ à des marches des fiertés ; iels se faisaient snober, on ne leur parlait pas avec la flamme de la fierté, on leur disait par le silence « vous n’avez rien à faire ici ». Ne reconnais pas leur présence. Ne reconnais pas leur identité. Ne reconnais pas les viols correctifs qu’iels subissent. Ne reconnais pas leurs obstacles sur les chemins de la santé, de l’adoption, de tout ce que la communauté LGBTQIA+ réclame elle aussi. Ne prononce pas le mot « asexuelle’ » à voix haute, car ce serait les reconnaître.

Mes mains tremblaient en tenant la brochure, et je fixais du regard l’acronyme inscrit, LGBTQA ; lesbiennes, gays, bisexuelles’, trans, en questionnement, et alliées’. Tant d’identités déjà noyées dans la masse de leur propre collectif, mais y lire « alliées’ », c’était une claque en pleine gueule. J’en avais les joues rouges, du mot « alliées’ ». Alliées’. Alliées’. Alliées’. Même pendant, les discours, mon mot n’est jamais sorti. Asexuelle’.

Lors d’une intervention, j’ai retrouvé espoir un moment, non-binaire, fluidité de genre, et j’ai guetté. Mais retour à la case départ. Alliées’. Combien de gens présents se sont écriés : « J’ai ma place ici, je suis une’ alliée’ ! Je connais plein de gays ! » Certaines’ ne revendiquent pas les couleurs du drapeau. Iels s’asseyent et écoutent, savent quand se taire et quand utiliser leurs privilèges pour nous défendre. Mais celleux qui paradent dans les marches des fiertés s’habillent de drapeaux pour montrer leur soutien, et les jettent dès le lendemain. Iels ne saignent pas de nos couleurs.

Le seul stand qui reconnaissait mon orientation sexuelle noir sur blanc, c’était celui d’une église, avec leur petit panneau marqué « Retrouvez vos drapeaux ». Et ils y étaient tous, mon drapeau sous le mot Asexualité en gras pour celleux qui détournaient le regard. Je leur ai acheté un drapeau arc-en-ciel, j’y suis repassée deux fois, plantée là comme une mouette attendant sa volée, attendant d’autres personnes au même appétit.

Mais je me forçais à sourire tout du long. Ma soif de ce mot n’aurait été assouvie que par un plongeon dans l’océan, à deux pas de là. Mes deux amis m’ont posé la main sur l’épaule, drapés aux couleurs de leur communauté gay, et m’ont dit d’un ton compatissant : « On te comprend. » Ils n’étaient pas asexuels, mais ils savaient à quel point ça faisait mal. Ni excuse, ni pardon, juste de la fatigue.

C’est la fatigue de devoir soulever les barils et en gratter le fond, là où se logent, invisibles, les berniques et les palourdes. Je brise le silence avec mes ustensiles. Je les mange crues, je dévore le moindre petit bout que je trouve. Je veux engloutir le mot Alliée’ de la même manière que je dévore mes moules et mes palourdes. Je veux que l’eau bouille par ma rage, je veux les ouvrir en deux et y mordre tout ce qu’iels volent aux asexuelles’.

Après la marche, j’ai picoré mes moules au restaurant, silencieuse, à me demander combien d’alliées’ s’étaient glissées’ dans la marche. Iels se parent d’arc-en-ciels pour montrer leur soutien, et les jettent dès le lendemain, se débarassent de l’air marin. Iels ne saignent pas de nos couleurs.

J’ai appris que la colère est bien plus forte que le silence impassible. Les gens croient que l’océan est sans danger jusqu’à ce que la marée les engloutisse et envoie leur corps s’écraser dans les déferlantes. Quand on dit alliée’, je crie asexuelle’, je hurle à pleins poumons jusqu’à ce que mes alvéoles en éclatent. Lorsque ces alliées’ m’ouvriront le corps au scalpel, je me demande s’il en sortira un raz-de-marée ou un ouragan.